Demain la naturalité, face à la bascule générationnelle


Cet article a été publié dans le N°27 de la revue Naturalité . Cette revue est éditée par l’association « Forêts Sauvages » qui préfigure la multiplicité plus récente des ONG voulant faire de l’acquisition foncière de forêts pour les rendre à leur « libre évolution ». A cette fin, elle s’appuie sur des dons. Le conseil d’administration de cette association est constitué de naturalistes qui ont été au cœur de trois grands colloques interprofessionnels sur la naturalité des forêts à Chambéry (le dernier en 2013). Tous les anciens numéros de cette revue sont téléchargeables à la page : http://www.forets-sauvages.fr/web/foretsauvages/105-naturalite-la-lettre-archives.php


Les débats affairant à une gestion plus qualitative des forêts, et plus assimilatrice des dynamiques naturelles d’évolution, ne peuvent se suffire du seul copié/collé d’argumentaires scientifico-naturalistes de la part des associations riveraines de forêt de plus en plus alertées par les pratiques de gestion. Ils nécessitent aussi une observation plus psychologique sur la conduite des débats entre les professionnels et la société civile, tout comme entre les lanceurs d’alerte et les mentalités mainstream. Il s’agit de donner plus de lucidité et de maturité aux mentalités sur comment elles se confrontent. De part une investigation sur les approches sensibles des forêts européennes rendues à l’oubli pluriséculaire depuis 1990, mes apports en tant qu’artiste, consultant en écopsychologie, et président de Forêt Citoyenne développent dès lors un autre angle d’observation sur des sujets de plus en plus abordés par la société civile ; d’où entre autres cet article.



▪ Enlever nos œillères pour que nos actions ne fassent plus d’ornières


Énormément de faits rendent compte de notre difficulté à quitter mentalement le XXe siècle. La conservation de la nature n’échappe pas à cette tendance générale. Comment demain notre actualité sera-t-elle décryptée par les psycho-historiens ? Sans doute, signaleront-ils l’énorme distorsion mentale par laquelle le débat écologique a été publiquement mené ces quarante dernières années. Ils relèveront la restriction récurrente de la conscience écologique, moins par un clivage d’orthodoxie, que par une exclusivité méthodologique renforçant les ornières mentales dans la façon d’appréhender le réel. D’où cela vient-il ? Tout commence par l’écoute. Elle est silencieuse et invisible. Mais à la façon dont les « professionnels » écoutent et reçoivent : de cette façon-là, tout lanceur d’alerte jauge son gradient d’audibilité pour faire passer un message. « Il faut rentrer dans les codes » se dira tacitement chacun(e). C’est ainsi que bien des écologistes sont devenus plus technocrates que les technocrates pour se faire entendre. Un exemple typique réside dans le discours de la biodiversité : si vous rentrez dans une étude statisticienne de quota d’espèces, vous adoptez un langage similaire à celui des économistes qui utilisent des grilles statisticiennes analogues pour analyser l’évolution des produits sur un marché. Parce que les écologistes adoptent une similarité méthodologique avec les économistes, ils sont relativement entendus d’eux, au risque que le langage écologique se rétrécisse à l’aune du langage économique, et qu’il se dévitalise de toute relation sensible au Vivant.


Parce que vous adoptez une méthodologie similaire à votre interlocuteur vous êtes d’emblée audible et compréhensible. Si vos observations découlent d’une toute autre ligne d’investigation vous avez toute chance que vos propos se perdent dans ses douves. Aussi dans un débat, il ne faut surtout pas confondre la dissension idéologique et la disjonction méthodologique dans l’impuissance à activer une interdisciplinarité professionnelle autour d’un problème écologique et humain commun. La coupure humain/nature instillée par les professionnels dans toute la société civile commence d’abord par une ornière méthodologique sapant toutes approches différentes.


Le problème est que le langage économique étant le mieux payé pour exister, il jouit d’un ascendant sur tous les autres langages dans la manière de formuler des faits et d’éluder d’autres entrées dans le sujet.  Mais la méthodologie technocratique n’a rien d’universelle. Seulement conventionnelle, elle est menée par une sphère managériale l’ayant créée selon ses intérêts. D’autres disciplines extérieures l’ont adoptée par mimétisme pour se faire entendre au risque de se gommer elles-mêmes dans des approches différenciées.  Parfois, dans le débat interdisciplinaire vous pouvez énoncer une observation qui, si elle est entendue, ne va pas être assimilée. Il ne s’agit pas nécessairement de censure ou de complotisme, mais d’une impuissance intellectuelle de votre interlocuteur à faire rentrer dans son ornière méthodologique, une autre façon que vous avez eu d’appréhender le réel. S’ensuit une ingratitude très inégalitaire car vous devez faire l’effort à sa place pour l’extraire de son ornière méthodologique en lui trouvant « la boite à outil » pour appréhender autrement la réalité. Voire vous n’avez que le bénévolat pour vous y entreprendre et votre laps d’intervention est trop court pour étayer la pertinence d’une observation différente ! Cela conduit à maintes chausse-trappes silencieuses dans la concertation interdisciplinaire des professions. Cela accroit plus encore des tensions conflictuelles entre les professionnels et la société civile ; cette dernière étant moins dans des ornières mentales pour éprouver toutes réalités. Mais la société se trouve très souvent dans une impuissance à formuler ce qui la fait souffrir devant des experts très habiles à esquiver les hiatus de l’éthique dans l’expertise. Il est fréquent que des experts éludent le débat éthique, pas toujours par allégeance à des intérêts, mais pour éclipser un autre domaine de conscience qu’ils ne maitrisent pas. Quand d’autres peuples reprochent notre « occidentalité », il s’agit très souvent de notre mental technocratique ayant complètement ostracisé notre humanité civilisatrice. Ils perçoivent, parfois bien mieux que nous, l’éthique fondamentale des rapports humains/nature très rapidement éclipsée dans les labyrinthes interminables des expertises analytico-analytiques. Dès lors, advient les questions : à qui cela profite-t-il ? A force que ce comportement soit dénoncé en vain, n’y a-t-il pas un déni évident ? Ce jeu dialectique ne serait-il pas sciemment manipulatoire ? Une méthodologie technocratique qui élude les préambules éthiques n’instille-elle pas subrepticement une perversité dans la conscience collective ?


Les ornières méthodologiques font virer tout « progrès » vers son extrapolation s’inscrivant dès lors en faux avec tout processus d’évolution de la nature et de maturation des sensibilités humaines.


Mais on continue !

 

 

En faisant rentrer un discours écologique dans des courbes, des camemberts et des histogrammes, le propos gagne en caution, au risque que le temps d’analyse puisse être beaucoup plus lent que les urgences à traiter. Parfois, il est même plus facile d’induire en erreur (voir de mentir) avec des chiffres qu’avec des idées, car ils sont entachés de l’illusion de l’objectivité. De même, il est facile d’éclipser des paramètres dans les protocoles sans que nul puisse ultérieurement discerner la bourde d’une volonté délibérée de les avoir omis. Les chiffres ont surtout l’immense mérite de laisser l’éthique au vestiaire des professionnels. Il est facile d’être scientifisant sans être scientifique ; d’être rationalisant sans être rationnel ; d’être professionnel dans la méthode en perdant l’énergie vitale de la déontologie dans la technicité des dossiers. Là s’est instauré un relent désabusé de défiance en nombre de lanceurs d’alerte encore habités par le vital de la cause.

Pire, s’il n’y a pas de financement pour des diagnostics écologiques (et psychologiques concernant les dommages dans les rapports nature/humains), on n’aura pas d’analyses chiffrées pour valider des intuitions et des impressions compromettant des convoitises entrepreneuriales. Dès lors, ces présomptions seront infantilisées en étant reléguées au rang « d’opinions » ou « d’affects »… Des expertises, financées par des commanditaires ayant des intérêts en jeu, constituent déjà un contrôle de ce que l’on souhaite éluder. Face à ces expertises orientées, toute contre-argumentation sans chiffres à l’appui sera jugée nulle et non avenue, fusse-t-elle intuitivement cruciale avec l’immense mérite de mettre le doigt sur des manquements en prospective. Il y a aussi clairement une discrimination des argumentaires qualitatifs au profit des argumentaires quantitatifs dans trop de débats entrecroisant les professionnels du territoire et la société civile. C’est à partir de là que des conflits s’embrasent entre une impunité professionnelle présumée et les citoyens. D’où la nécessité que la population puisse avoir droit à se choisir des contre-experts dont le financement est garant d’impartialité et qu’elle ne prendrait pas en charge quand elle n’est pas instigatrice de projet territorial. D’où la nécessité que des sciences cognitives et des arts perceptuels aient voix au chapitre pour montrer les liens de résonances et de cohésion entre l’équilibre écosystémique des lieux et l’équilibre mental des peuples. D’où la nécessité que leurs argumentaires soient traités d’égal à égal avec tout autre domaine d’expertise.




▪ Les générations ne changent pas d’idées, mais les idées vont changer de génération 


Apparait aujourd’hui un rift de consciences et de méthodologies intellectuelles, avec d’un côté, les naturalistes de la coche et de la biodiversité, des écologues trop formatés au technocratiquement correct de l’argumentaire, des décideurs médiatiques en manquement d’investigation, des industriels pas avisés du vent qui tourne, des élus souffrant d’extinction d’idées autant que surbookés… et de l’autre côté, une société civile en mal de déracinement, exilée chez elle dans des paysages laminés par des intérêts, trouvant davantage réponse à son mal-être existentiel par les sylvothérapies, les écothérapies, la poétique des lieux, les arts post-contemporains, toutes formes « d’écospiritualité », la relation terrienne des peuples premiers, la simplicité volontaire, le rachat de forêts pour les protéger, le droit à aimer le Vivant simplement, directement… Cette société renait à elle-même dans une sorte d’orphelinat institutionnel. Certes sans l’aide de pouvoirs, elle est plus vulnérable à renaître. Mais elle pourrait bien être absolument sans merci face à l’arrogance de toute mise sous tutelle technocratique abusant de sa vulnérabilité. Vient une génération créant un autre futur en larguant ses amarres avec ses ainées. Les nouvelles générations assimileront certainement très bien le discours de la nature en libre évolution, mais attention aux professionnels engoncés dans les ornières méthodologiques, y compris chez les scientifiques-naturalistes manquant eux-mêmes de « libre évolution » dans leur intelligence, tout comme en leurs manques d’ouverture à 360° de leur conscience interdisciplinaire ! Il y a toute chance qu’ils soient les sortants…


Contraindre techniquement, ou méthodologiquement, dispense tous pouvoirs de convaincre idéologiquement. On fait passer cela sous une idée de « progrès » qui a perdu toute valeur de sens.  Sauf que nous pouvons nous attendre à une immense vague de désamour de la démocratie envers tout ce qui aura désormais la moindre odeur technocratique. Dorénavant l’humilité professionnelle et le questionnement ouvert seront jugés plus estimables par les citoyens qui se seront trop sentis abusés et trahis par la pseudo-objectivité… La restauration écologique des territoires ne va pas échapper à cette vague de défiance. Du reste, elle est déjà amorcée…



Bernard Boisson  

www.foretcitoyenne.org

www.natureprimordiale.org


Dernier livre paru :

https://www.editions-tredaniel.com/la-foret-est-lavenir-de-lhomme-p-9535.html



CONFÉRENCE

La forêt est l’avenir de l’homme

Bernard Boisson interviendra le 13 décembre 2023 à 19h30, à l’espace Agora , 64 rue de l’abbé Pierre Corentin 75014 Paris


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